Marigot des mots
Marigot : petite étendue d'eau fermée qui à la saison sèche se vide et devient une zone marécageuse. Certains sont plus vastes et permettent aussi une petite pêche. C'est un lieu où les femmes viennent chercher l'eau, faire la lessive tout en discutant. Les eaux y sont souvent troubles, et toute une vie invisible s'y développe aussi, parfois dangereuse pour l'homme, de par certaines maladies qui peuvent se transmettre.
J'aime employer ce mot. Je l'ai découvert vraiment, il y a fort longtemps lors d'un cours de français donné à mes élèves ivoiriens. Ce sont eux qui m'ont expliqué ce que c'était et j'entends encore dans leur voix l'importance de ce lieu: son coté attractif car l'eau en Afrique, même boueuse a un tel prix; mais aussi le coté magique que ces marigots exerçaient sur eux comme s'ils avaient un pouvoir de fascination et en même temps contenaient de grands dangers.
Une image a surgi il y a peu : j'ai vu sauter d'un marigot trouble des mots qui s'emmêlaient et se dispersaient à la cantonade, colportant la médisance à l'image de l'eau boueuse, la violence des mâchoires des crocodiles parfois dormant en ces flaques. Ces mots voilaient le fond du problème, l'étouffaient même. Ils avaient beaucoup d'énergie à répandre la maladie terrible de l'intolérance. Un chuchotement jouissif emporté par un vent léger qui se donne et se reçoit si facilement, mû par nos petits points de vue affectifs qui ne mesurent pas la portée et le risque de contamination qui se dissout dans l'espace. Ils s'empressent de décrire la réalité telle qu'ils la veulent et lui ôtent sa part de complexité pour privilégier une vison particulière qui exclut les autres. Les mots ainsi projetés à notre insu, pourvu que nous réalisions chaque jour un peu plus ce que nous disons, viennent de nos peurs profondes et visent à garantir que nous ayons une place dans ces jeux de pouvoirs, de territoires.
Le marigot, à la saison des pluies, se remplit alors d'une eau claire, les plantes sont belles de cette nouvelle vie. Quand allons-nous laisser remplir nos marigots de mots de cette nouvelle eau, claire, sans peurs, pour qu'elle nourrisse notre belle diversité humaine? Que nos mots délivrés de ces peurs enfouies disent alors l'étonnante complexité qui nous réunit hommes et femmes du monde entier.