Veuillez ne pas vous excuser !
Cela devait bien arriver depuis le temps que je prends le RER et le métro. Combien de fois ai-je lu les messages hypocrites qui me touchent toujours:" Accident grave de voyageurs, veuillez nous excuser ..."
Cette fois, c'est tout près de moi. Nous sommes arrêtés, et le corps explosé est en bas de la voiture dans laquelle je suis. Il fait déjà nuit, le chauffeur bafouille pour essayer de nous tenir au courant. Lui, aussi s'excuse du retard que nous allons subir...
Ce sont les consignes qu'il doit appliquer. Inconvenant, absurde... Les excuser d'un drame qui nous dépasse tous.
Comme une thérapie improvisée, nous commençons à parler, évacuer pour chacun ce qui tourne dans sa tête, ce qui serre nos cœurs. Pour moi ce sont des images très violentes que j'essaie de chasser, et puis je pense à cette âme qui vient de se retirer de ce corps. Quelque chose a cassé ce jour-là, à cette heure-là, en ce lieu. La vie n'était plus tolérable pour lui, pour elle. Aller au bout de cet intolérable, franchir le seuil et faire que son corps le porte pour enjamber le pont, attendre peut-être même qu'il y ait juste un train qui passe, voir venir cela et approcher ainsi l'apaisement final. Un destin qui crie dans la nuit, la culpabilité immense de ses proches, et notre humanité qui se resserre dans cette immense interrogation qui débarque là. Nous sommes tout d'un coup très attentifs les uns aux autres. Il y a celui qui essaie de nous faire rire et nous rions, oui; il y a celle qui veut sortir au bout de 2 heures, et nous la calmons; l'humanité s'invite et nous rejoignons par mes voisins, étudiants d'origine libanaise et syrienne, le sort des habitants d'Alep, l'un d'eux a sa famille là-bas.
Puis, nous sommes évacués dans les voitures à l'arrière. Nous devinons pourquoi, à nouveau, les images reviennent. Nous nous déplaçons, graves ; les regards ne s'évitent pas, chacun cherchant en l'autre un point d'appui ?
Un destin qui s'est arrêté dans la nuit, nous rappelant à tous combien parfois nous perdons le fil lumineux de la vie. Le soleil est alors noir, et comme un aimant n'attire-t-il pas dans ses filets ceux qui ne peuvent plus parler, ni crier au secours, qui ressentent en eux-mêmes comme un appel si fort, qui s'impose, prend toute sa place. Dans ce pays où le soleil est devenu tout noir, n'aspirent-ils pas à retrouver un fil de lumière ?
La prochaine fois que j'entends, que je vois "accident grave, veuillez nous excuser.." aurais-je le courage de crier :" non, nous n'avons pas à vous excuser mais arrêtons-nous ensemble et pensons à cette vie qui s'en va, pensons à cultiver en chacun et ensemble des fils de lumière qui continuent à éclairer de l'intérieur les jours que parfois nous vivons si noirs."