Le toit du monde et ses secrets
Mes souvenirs de géographie et les images que les manuels ont laissées en moi sont vivants et me mènent par le bout du nez.
Les geysers d’Islande me fascinaient et la situation de cette ile à cheval sur le rift me captivait. Que voyait-on dans cette faille? Les entrailles de la terre ? et mon imagination active se mêlait d'entretenir cette curiosité.
C'est toujours elle qui me faisait rêver de l'Hymalaya, et l'image de ce "toit du monde" me hantait. Image, très enfantine du globe terrestre avec un toit que j'imaginais immense et qui se devait d'être très fort, pour protéger le monde.
De ces images primitives, mes quelques intérêts culturels, géopolitiques se mêlent alors et constituent le moteur d'un aller voir impératif. Je mesure la chance qui est la mienne de pouvoir ainsi parcourir ces vastes espaces qui m'appellent du fond de ma mémoire.
Rejoindre le Ladakh, c'est accepter d'aller en Inde et de passer par Delhi. Ville que je redoutais, ne m'avait-on pas dit que ma gorge serait immédiatement piquante, que je suffoquerai et que le choc culturel m'ébranlerait. Je l'acceptais, et finalement j’ai apprécié Delhi qui, oui, vous bouscule très vite. Une circulation si dense, bruyante, polluée avec des véhicules de toutes sortes; chaque carrefour où l'on s'arrête, voit surgir ces enfants mendiants et ces femmes toutes jeunes qui demandent de quoi faire manger leur bébé. On vous a fait la leçon, si vous donnez quelque chose, c'est le carrefour entier qui va vous encercler ! Que ferons-nous alors? Il faut donc refuser de regarder, fixer lamentablement ses genoux et attendre que le flot vous reprenne. Delhi, entre l'histoire des empereurs mongols qui ont laissé des tombeaux superbes, les fastes de l'ancienne colonie, des espaces tranquilles tout d'un coup. Près d'India Gate, de l'eau où se baignent des enfants, certains se lavent ou font leur lessive, la vie normale de Delhi. Le vieux delhi, bordée par la mosquée, est un enchevêtrement de ruelles, de boutiques superposées dans tous les sens. Comment cela tient-il debout? Comment hommes, femmes, enfants vivent-ils là ?
Nous quittons Delhi, au tout petit matin pour survoler ces montagnes mythiques. Elles sont immenses et avec le jour qui se lève, paraissent au travers des nuages. Il y a peu de neige, beaucoup de pierres et des plis immenses qui s'étalent de toute leur longueur. Parfois cela ressemble à un sable très doux, jaune ocre. L'indus est comme un filet qui trace de légères courbes, et sa couleur brune laiteuse se rapproche peu à peu.
Leh, capitale du
Ladakh accueille, sans se troubler, tous ces touristes qui n'en reviennent pas d'être là et nous dorlote en attendant que nos organismes s'habituent à son altitude.
Leh qui oriente notre regard vers le ciel car tout le long du séjour, ici plus qu'ailleurs tout incite à tourner la tête vers les hauteurs: celle des sommets, celle des monastères qui
se dessinent en ligne de crête; il y a même des drapeaux de prières tendus entre deux cols, des hommes grimpeurs acrobates dans les arbres, et des moines à l'attaque d'escaliers qui semblent
monter au ciel.
Et nous partons dans ces espaces qui sont immenses, ces montagnes aux couleurs si variées, cette alternance d'éboulis friables, de sables, de rochers prêts à tomber. Dans cette immensité, nulle solitude, bien au contraire, comme une appartenance au monde, comme une participation au chant des sommets, au bruit des pierres qui roulent et aux "julley" chaque fois que l'on rencontre des Ladakhi.
Ces montagnes qui se devaient, dans ma représentation d'enfant, d'être les plus solides, vont alors se découvrir si fragiles. Je n'en reviens pas. L'Indus, fleuve aux beiges marron transporte dans ses eaux tant de sable. Je le vois alors, qui creuse sous chaque versant ...L'air de rien, il accomplit son œuvre de sape, silencieuse et mes montagnes "toit du monde" sont tendrement avalées et peuvent s'écrouler et disparaitre. D'autres torrents, eux aussi peuvent creuser si fort, emporter le chemin mais font naître ces verts oasis qui permettent cette vie pastorale que nous découvrons. Les femmes partent vers 6h du soir, une petite pelle sur le dos ; elles veillent à répartir l'eau dans les différentes parcelles; d'autres sont avec de jeunes enfants dans les champs ; un bus revient de la ville et voici cette jeune fille qui descend au village une bonbonne de gaz dans le panier traditionnel ; les vieux déambulent avec leurs moulins à prières. Cette heure, chaque soir est particulière, la lumière rend le ciel pur et vous rend plus léger, vous transforme, vous percevez comme une joie inédite. Les montagnes deviennent si nettes que vous croyez pouvoir compter les grains de sable, et les couleurs des shorten sonnent d'une nouvelle harmonie.
Pays où les hommes
prient en continu, pouvons-nous l'ignorer? Ou venons-nous justement rechercher cette proximité du toit du monde et de la terre des dieux. Là aussi, quels archétypes nous poussent à
venir voir de près? Notre guide, âgé de 22 ans, naturellement, fait tourner les moulins à prière et se prosterne dans chaque temple et devant chaque statue qui représente un
lama, ou un Rimpoché . Les pierres de la montagne sont gravées de mantras depuis des siècles. Peu à peu, nous nous replaçons dans notre axe vertical, respectant les croyances et les rituels.
Et puis, nous allons plus loin dans la rencontre. Une femme nous reçoit et nous offre du thé. Avec l'aide de Tani, nous essayons de parler un peu; je lui demande combien elle a eu
d'enfants et quel âge ils ont, et alors que je ne comprends pas la langue, l'émotion est là, cette femme raconte et pleure : deux de ses enfants sont morts ; elle nous dit son irréparable et j'en
suis si touchée. Nous la laissons parler en ouvrant notre cœur à sa douleur tout à coup si présente, si humaine. Et les drapeaux de prière portent au vent, toutes les souffrances des hommes
et des femmes de cette terre si près des dieux.